Chapitre 6 : Le Passage

Danny explique le basculement des pôles à Mark et à Brian qui ne tient pas en place, rapportant ce qu’il arrive à se souvenir de l’exposé décousu du Professeur Isaac. « Cela se produit tous les quelques milliers d’année, et ce qui reste de l’humanité recommence tout à nouveau. Je suppose que nous avons de la chance d’être vivants. » Brian n’arrête pas de bouger mais lentement, s’arrêtant après chaque mouvement pendant un moment, d’abord faisant mine de se lever puis se rasseyant, croisant une jambe puis la décroisant pour croiser l’autre, mettant les mains sur ses genoux puis croisant les bras, se donnant une tape dans la nuque et cherchant dans sa main un insecte qui n’y est pas, balançant la tête d’un côté et de l’autre comme s’il regardait dans toutes les directions, agité et un peu parano.

Mark ne veut pas y croire bien qu’il l’ait vécu. « Ouais, eh bien je ne crois pas un mot de tout cela. Si quelque chose comme ça avait dû se produire, le gouvernement nous l’aurait dit. Je pense que c’était juste un tremblement de terre. » Un air de soulagement passe sur le visage de Danny en voyant Gros Tom et la femme qui s’avancent. « Hé, les voilà. » Mark commence à se lever de son siège pour accueillir le groupe qui revient du ruisseau. Danny se retourne aussi, un sourire aux lèvres, mais le sourire disparaît peu à peu quand il voit qu’il manque des membres. Brian a décampé dans les tentes à la vue des militaires.

Gros Tom ajuste son ton de voix et prend la responsabilité du gros mensonge. « Ils nous attendent et nous devons faire nos sacs pour les rejoindre. » Heureux de la nouvelle, Danny commence à faire un signe de tête et à marmonner. « Génial, on va sortir d’ici. » Cathy arrive vers lui, se mettant immédiatement à pleurnicher pensant que les choses sont revenues à la normale. « Il va falloir que j’aille chez le coiffeur tout de suite, mes cheveux sont une catastrophe! » Elle tire sur son pantalon et sa chemise, essayant de se redresser et de revenir aux désirs de paraître qu’elle avait mis de côté.

Gros Tom rampe dans la tente où un Frank endormi se réveille à peine d’une sieste. « Allez, mon gars, c’est l’heure de partir. » Frank cligne des yeux et dit, « Tu es de retour? Où est Jane? » Gros Tom, persistant dans son gros mensonge, dit calmement, « Nous allons à leur rencontre. Dépêche toi, attrape tes affaires. »

………

Le groupe quitte la ferme, n’emportant que des taies d’oreiller bourrées de leurs affaires personnelles. Martha s’arrête brièvement, se tournant un peu pour contempler d’un long regard triste le ranch, sa maison et le genre de vie qu’elle connaît et ne reverra jamais plus. Tammy est à son côté. « Penses-tu qu’ils auront une maison de poupée? » Martha, désireuse d’aider sa fille dans son récent retour à la normale, recommence à bavarder, et dit vivement, « Ca ne m’étonnerait pas. Je parie même qu’il y aura d’autres petites filles de ton âge. »

Le Colonel Cage marche avec Frank, qui vient d’apprendre la mort de sa femme. Il a dit cela stoïquement, et ils marchent sur le côté, les autres étant dispersés et ne se suivant plus en file indienne. Frank est pâle et bouge à peine. « Au moins n’a-t-elle pas souffert. » Le Colonel, encore furieux de ce qui s’est passé, dit, « Non, mais je suis sûr que les autres oui! »

Gros Tom et Danny ouvrent la marche. Gros Tom explique la situation à Danny. « Je ne sais pas où nous allons, mais il fallait partir, et vite. On les a envoyés pour nous tuer. » Son visage est sombre et il jette sans arrêt des regards à Danny en disant cela, vérifiant le terrain devant eux entre deux regards. L’allure n’est pas lente, et la campagne est mouvementée si bien qu’il faut faire attention où on met les pieds. Danny semble embrouillé et troublé, semblant continuellement vouloir dire quelque chose mais s’arrêtant quand les mots ne s’assemblent pas. Finalement, « Alors, ils sont tous morts, Len et Herman? » Gros Tom ralentit, mis face à la question à laquelle lui-même ne veut pas se répondre. « Je ne sais pas, mais il faut se faire à cette idée, je suppose. Ne dis rien aux femmes. »

Mark et Brian sont restés à la traîne, Brian n’arrêtant pas de s’asseoir pour pleurer, se mettant en boule et gémissant doucement. Mark semble consterné, car les autres sont déjà loin devant. Il regarde la file de personnes qui s’éloigne devant lui, se demandant s’il doit appeler à l’aide, et décide que non. Mark s’assoit à côté de Brian, l’entourant de ses bras, lui frottant le dos, berçant sa tête sur son épaule. Brian dit, presque imperceptiblement, « Tout ce que je veux, c’est rentrer à la maison.» Mark a un regard calme et pensif, puis repousse Brian pour le regarder en face. « Eh, peut-être qu’on n’a qu’à faire comme ça! »

………
Mark est presque surpris de trouver l’épave de l’avion comme ils l’avaient laissée, l’avion encastré dans les arbres au bord du ruisseau, les hélices tordues et une aile à angle droit. Mark et Brian se dépêchent d’atteindre l’avion, et Mark parle avec excitation. « Tu te souviens du ballon d’air chaud dont je parlais au Club? Je parie qu’on peut faire une installation de fortune! On a les parachutes, et zut, si au moins on peut quitter cette zone de séismes… »

………

La nuit tombe, et le groupe venant de quitter la ferme fait un campement. Des lits de paille sont fabriqués grâce à de la paille ramassée dans un champ de blé. On n’a pas allumé de feu de camp, par sécurité, ils mangent donc des restes de nourriture froide qu’ils ont amenés - des pomme de terre bouillies et de l’eau venant d’un ruisseau proche. Cathy fait la grimace en en prenant une gorgée, et le Colonel Cage explique, « C’est du chlore, ça empêche la diarrhée. » Clara dit nerveusement à Martha, à voix basse, « Pourquoi n’a-t-on pas le droit de faire un feu? Je n’aime pas cela, quelque chose ne tourne pas rond! »

Gros Tom, surprenant cela, sent qu’il lui faut calmer le groupe. Il s’adresse au groupe, parlant d’une voix forte afin que tous l’entendent. « Nous faisons attention à n’avertir personne que nous voyageons. On ne veut pas d’ennuis. Ce ne sont que des précautions. » Billy aide Rouge à répandre la paille qu’ils ont ramenée du champ voisin, et dit à son grand-père, « Ca gratte. Pourquoi devions nous partir? » Rouge, que son fils a mis au courant plus tôt, dit, « Nous ne pouvions pas rester au ranch pour toujours, fiston, sans nourriture et tous autant que nous étions. » Le groupe se met à l’aise sur la paille comme les dernières lumières du jour s’éteignent, trop épuisés pour discuter plus.

………

Le lendemain, le groupe avance avec peine et moins d’énergie que la veille. Clara, qui est d’âge moyen, traîne franchement, et Netty vient à elle pour lui prendre son sac. Clara ne proteste pas, elle ne fait même pas un sourire mais regarde plutôt Netty avec ce qui est devenu une perpétuelle inquiétude dans les yeux. Netty dit, « Ils sont réglos, je le sens au fond de moi. » En avant de la file, Gros Tom et le Colonel sont loin devant les autres. Ils prennent un tournant et marquent un temps d‘arrêt, leur visage changeant de couleur en voyant la scène qu‘ils ont devant eux. Gros Tom regarde rapidement le Colonel, ils se comprennent en silence, et il tourne les talons rapidement pour aller arrêter les autres avant le tournant.

Gros Tom court vers Danny et Frank, qui suivent les premiers dans la file, et dit, « Retenez les autres en arrière, mais envoyez Netty. » Danny hoche la tête pour montrer qu’il a compris alors que Frank est figé sous le choc, pâle et soucieux de devoir gérer plus encore de ces traumatismes permanents et de ces événements. Il a jeté l’éponge, en gros.

La scène qui s’offre au Colonel Cage est horrible, même pour un militaire entraîné. Des vêtements sont éparpillés, une chaussure d’enfant. Une main d’enfant est sur les restes carbonisés de ce qui a dû être un grand feu, agrippée à ce qui a dû être une braise, les doigts plantés dessus, la douleur et le désespoir dans sa tentative de ramper hors du feu brûlant ayant été sans doute plus forts que d’enserrer un charbon ardent. Le reste du corps est dans le feu, réduit en cendres. Danny, Gros Tom, le Colonel Cage et Netty sont debout près du feu réalisant la scène, le visage sombre. Le Colonel Cage rompt finalement le silence. « Ils étaient vivants quand on les a jetés au feu. J’ai entendu dire qu’il se passait de ces choses. » Le corps calciné d’un enfant d’environ un an est près du feu, le crâne ouvert et le cerveau dévoré. On a pris sur le père mort la chair des cuisses et des épaules, et son épouse, morte aussi a été jetée face contre terre, la robe retroussée au dessus de son arrière train levé, et elle a servi de toute évidence à les satisfaire pendant qu’elle mourait, plutôt que comme repas. Le Colonel dit, « On a eu des rapports, des endroits où la radio marchait, et ils étaient attaqués comme ça. » Gros Tom le dévisage avec un regard alarmé, la pensée que de toute évidence ils marchent vers un danger, un danger dont on ne lui a pas parlé, qu’il n’a pas imaginé. « Merde pourquoi nous avoir amené là! Qu’est-ce que vous pensiez! »

Le Colonel le regarde brièvement, puis regarde la scène à nouveau. « On a eu d’autres rapports aussi, certains groupes s’en sont bien sorti, et j’ai réussi à les localiser à peu près. » Son visage s’assombrit alors qu’il réalise que cela n’est peut-être pas une affaire locale. « Je prie le ciel que ma femme et mes enfants aillent bien. Le Général n’a permis aucun coup de fil personnel. » Netty dit, « On ne peut pas les laisser voir ça! » les ramenant tous à la situation présente. Gros Tom lui dit, « Va leur dire qu’il y a un éboulement. »

………

Mark et Brian planent dans un nuage bas. Tout est gris, et ils ont tous les deux été saupoudrés d’une fine suie volcanique qui a rendu le couple et leurs vêtements rayés de gris clair. Brian pend au-dessous de Mark, dans un harnais de parachutiste, regardant autour de lui avec de grands yeux effrayés. Mark tient avec précaution le ballon à jet d’air chaud dans les bras, qui est pointé vers le haut en direction du parachute double au-dessus de lui. Il envoie rarement des jets, car le vent les ballade et les propulse par secousses, un instant après l’autre. Mark utilise le jet à l’économie, seulement quand les vents tombent entre les secousses et qu’ils commencent à dériver vers le sol.

Sous eux, ils voient des terres de ferme et des villes inondées, le clocher d’une église et un silo qui pointent hors de l’eau, et parfois des toits avec des gens blottis en leur milieu. Il y en a un qui fait des grands gestes frénétiques au couple, dans l’espoir d’être secouru. Au loin sur le côté, il y a une nouvelle colline dont le sol a fait une embardée vers le haut de quelques centaines de mètres. Des lambeaux de maisons pendent du haut de la colline, d’autres sont disloqués en bas, et des débris sont accrochés au flanc de la colline. Le temps est perpétuellement couvert et le ciel bas, gris avec des vents qui soufflent presque au niveau du sol, et il bruine en permanence.

………

Le groupe qui voyage dans la campagne est parvenu à trouver le pont autoroutier qu’ils espéraient emprunter pour traverser le fleuve désordonné. La section centrale du pont de béton armé est complètement déplacée, émergeant de la rivière à plus de 30 mètres de là où se trouve le pont après avoir bougé. Le temps est plombé, comme toujours, mais alors que le groupe se tient sur les berges du fleuve il y a une petite brise que tous apprécient. Il n’y a pas signe de vie. Pas de bateaux, personne sur la plage, rien que l’étendue d’eau et la brise, qui ride la surface calme et agite les vêtements souillés et en loques pendant sur les corps fatigués des membres du groupe quand ils arrivent, un par un, pour regarder.
Clara remonte ses jupes et patauge dans l’eau jusqu’aux hanches, un air de soulagement sur le visage. Voyant cela, Billy lève les yeux vers sa mère et demande, « Maman, on peut aller nager? » Gros Tom, jetant un œil sur le pont déchiqueté, essaie de s’en prendre aux forces qui ont redessiné ce paysage familier. « Je n’irais pas tant que nous ne savons pas ce qu’il y a sous l’eau, et il peut y avoir du courant. »

Un son qui ressemble à une corne de brume retentit faiblement, et le groupe voit un grand bateau qui s’avance à la rame vers eux depuis la berge opposée. Le bateau est un radeau, bricolé à partir de diverses planches, avec une demi douzaine d’hommes qui rament, trois de chaque côté. La corne de brume avait pour objet de signaler leur approche. Martha jette un regard nerveux au Colonel Cage, dont le visage est calme car ils ne se seraient pas annoncés si l’approche avait été malveillante. Le visage de Gros Tom se décontracte, et il rejoint sa femme, entourant son épaule de son bras en observant et attendant.

Comme le bateau approche, ils observent que les hommes sont maigres mais énergiques, beaucoup ont les bras nus et très bronzés qui sortent de leurs chemises en lambeaux. Ils regardent par dessus leurs épaules en ramant, pour se diriger, car il semble qu’il n’y ait pas de chef dans le groupe. Comme le bateau s’approche, Gros Tom et Danny rentrent dans l’eau pour aider à le guider sur la berge. Les hommes du bateau sont de toute évidence sans arme, et démantèlent le bateau en s’accrochant à ses côtés et en mettant les jambes à l’eau. Ce ne sont pas des marins, mais des hommes de la terre qui ont appris à traverser le fleuve. Ian, le premier homme à sortir du bateau, approche avec un large sourire aux lèvres, la main tendue. « Bienvenue, nous sommes le groupe qui a survécu à Bridgewater, et nous avons installé un camp sur le cap par là bas. D’où êtes vous? »

………

Les derniers du groupe traversent sur le radeau. Plusieurs traversées ont eu lieu. Le Colonel Cage et Danny sont parmi les derniers du groupe, restant pour garder l’arrière alors que Gros Tom traverse avec femme et enfants, tous ayant été d’accord pour qu’ils soient les premiers à passer. Le Colonel se sent un peu soulagé, et a le sentiment qu’il peut parler librement aux hommes du bateau, maintenant que les femmes et les enfants ne sont plus présents. Sur fond des éclaboussements continus des rames qui plongent et tirent, il demande à Ian, « Combien de groupes comme le vôtre connaissez vous? » « Nous sommes les seuls, mais pendant un temps il semblait qu’il y avait un groupe au pied des collines, et puis leurs feux ont cessé après quelques semaines et nous sommes sûrs qu’ils sont tous morts. »

Le Colonel Cage va droit au but, la mâchoire serrée et le visage décontracté car il est habitué à regarder le danger en face sans sourciller. « Vous n’avez pas été assaillis par des gangs, des cannibales? » Ian prend son temps pour répondre. « Nous sommes bien placés ici, le fleuve d’un côté et les montagnes de l’autre. Il n’y en a pas beaucoup qui peuvent venir à nous si nous ne les y menons pas, comme on fait pour vous. Je suppose donc que nous n’avons pas été la proie la plus facile, Dieu merci. »

………

C’est le soir au Camp du Fleuve, où les femmes prennent leur premier bain chaud depuis des mois. Il y a des rires décontractés qui fusent de la cabane des bains embuée. Une citadine trapue y entre avec aux bras plusieurs serviettes propres. Cathy se frotte vigoureusement les cheveux. Elle plonge en arrière dans la baignoire pour se les rincer, s’immergeant complètement avant de réapparaître avec un sourire extatique aux lèvres. Elle est chez elle, à nouveau, là où elle peut espérer se pomponner comme elle le mérite, pense-t-elle. Martha essuie sa fille Tammy, qui parle vivement de quelques amies qu’elle a trouvées. Sa mère est visiblement soulagée, un air de contentement calme se lit sur son visage. Clara trempe dans une baignoire, immergée jusqu’à la poitrine et ne bouge pas. « Je pense que je vais rester là pour toujours. » Netty n’est pas parmi elles.

A l’extérieur au bord du Cap du Fleuve, le Colonel Cage, Gros Tom et Netty regardent le Soleil se coucher, avec Ian.. Ils sont tranquillement debout, regardant le spectacle grandiose, et finalement Ian dit, « Compliments à la cendre volcanique. » Netty demande, « Cendre? » Sortant de sa rêverie, Ian dit, « Oh, je veux dire que nous n’aurions pas un tel coucher de soleil sans la cendre volcanique. C’est ce que j’ai entendu dire. Quand les Philippines sont entrées en éruption on a eu ce genre de coucher de soleil pendant un moment, mais ceux-ci sont les plus magnifiques que j’ai jamais vus. Je pense que c’est la raison de nos journées sans lumière, aussi - la poussière volcanique. » Le groupe tourne à nouveau la tête vers le couchant et reste silencieux, chacun plongé dans ses réflexions.

………

Mark et Brian approchent New York. Les vents d’ouest dominants les ont entraînés avec une emprise assez rapide, leurs parachutes sont au dessus d’eux gonflés comme des voiles. Brian a remonté les jambes et semble se mettre en position fœtale, les bras autour des jambes, ses longs cheveux flottant au vent. Mark est excité. « Brian, la voilà, voilà la ville! On est chez nous, chez nous! Il faut qu’on commence à descendre. » Mark regarde vers le haut en mettant ses mains en place sur les cordes. Quand il jette un regard vers le bas, pour se préparer mentalement une trajectoire de descente, son visage prend un air grave.

La Statue de la Liberté est inclinée à 45 degré, avec encastrés, les restes d’un bateau à voile qui pendillent de la flamme, et des algues jusqu’à la poitrine. Aucun gratte ciel n’est encore debout, et la silhouette de la ville n’est au contraire que décombres noirs qui se découpent sur le ciel gris. Les ponts sont coupés et la plupart de leurs sections tombées. On ne voit pas de bateaux sur l’eau, mais deux ou trois grands navires flottent le ventre en l’air. Les larmes montent aux yeux de Mark et il lève les yeux, pour ne pas regarder en bas. Finalement, il jette un œil en dessous pour voir où est Brian, se disant, « Au moins ne seras tu pas là pour voir tout ça. Il est temps de se dire adieu. La vie n’en vaut plus la peine. » Mark pointe le jet d’air chaud droit sur les fils du parachute, les faisant fondre un par un, et le gréement commence à pencher sur le côté, pour tomber soudain dans l’océan plus bas.